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Le sommeil chez les insectes ; quelle importance écologique ?

par

Kévin Tougeron, Ph. D.

Le sommeil: une composante
négligée de l’écologie animale

La plupart des
espèces ont évolué dans des environnements qui alternent entre des phases de
lumière et d’obscurité. Les animaux restreignent donc leur activité à
différentes périodes du cycle journalier pendant lequel ils doivent allouer
leur temps à différentes tâches, souvent mutuellement exclusives (locomotion,
alimentation, reproduction). Ces rythmes circadiens (i.e. ayant lieu sur une
durée d’environ 24 heures), déterminent à quel moment les animaux remplissent
leur rôle écologique, et quand ils interagissent avec d’autres espèces. Toutefois,
les périodes d’inactivité sont rarement étudiées comme un comportement en tant
que tel, et leur implication écologique reste largement inexplorée. Pourtant,
ces périodes d’inactivité pourraient constituer le lien manquant dans la
compréhension de l’écologie comportementale des animaux.

Le sommeil est
un état dit « consolidé » d’inactivité comportementale et est généralement
caractérisé par un niveau réduit d’activité neuronale, l’adoption d’une posture
corporelle typique, une augmentation des seuils de retour à l’activité, une
régulation homéostatique (i.e. associé avec un syndrome physiologique et
métabolique) et a
pour but de consolider l’apprentissage et de régénérer les neurones. Bien que les
invertébrés aient historiquement été ignorés en tant qu’organismes modèles pour
l’étude du sommeil, de plus en plus de recherches s’y intéressent en raison de
leurs cycles de vie courts, de la facilité de les élever en masse en
laboratoire, et surtout de leur forte traçabilité génétique. Même si le sommeil
est un comportement quasi universel chez les animaux, il a principalement été
étudié en laboratoire dans des contextes purement neurologiques ou comportementaux,
et son importance au regard de l’écologie animale dans le milieu naturel a
jusqu’ici été négligée. Dans cet article, je tente de résumer ce que l’on
connait du sommeil des insectes et, en extrapolant depuis les études en
laboratoire, de proposer des perspectives concernant son importance pour leur écologie.

Le sommeil chez les insectes

“An
object in motion always attracts the attention of children, young and old; a
butterfly flitting from blossom to blossom, a locust jumping before one in the
dusty road, a bee rummaging in a flower, all arouse one’s interest. But
naturalists, like children, cease to pay attention to insects when the latter
cease their activity. Thus the interesting problem of when, where and how
insects sleep has been all but neglected.”

Rau et
Rau (1916), The Sleep of Insects; an Ecological Study. Annals of the Entomological Society
of America

Tous les
animaux dorment ? Oui, dépendamment de la définition que l’on donne du
sommeil. Les premières évocations des périodes de repos des insectes remontent
au début du XXe siècle. Cependant, ce n’est qu’à partir des années 1980 que les
études sur leur sommeil ont réellement débuté. Les études pionnières sur les
abeilles  et les blattes  ont démontré que les périodes de repos des
insectes partageaient de nombreuses caractéristiques en commun avec le sommeil
des vertébrés. Dans les années 2000, la découverte du sommeil chez un insecte
modèle en génétique, la drosophile, a lancé de nouvelles perspectives de
recherche, principalement sur l’ontogenèse, la génétique et la neurologie du
sommeil.

image


Études de perturbation de sommeil
en laboratoire

On l’a tous
déjà expérimenté, on se sent beaucoup mieux après une bonne nuit de
repos ! Pour bien comprendre l’importance du sommeil sur la performance d’un
organisme, le meilleur moyen est d’étudier les effets des éléments
environnementaux qui perturbent cette période de repos. Il existe une grande
variété de facteurs biotiques et abiotiques pouvant perturber le sommeil des
insectes dans leur milieu naturel et, bien que cela reste assez spéculatif, ils
pourraient représenter une importante explication aux variations
comportementales qui y sont observées. Il existe toutefois un manque d’études sur
le terrain et il est nécessaire d’extrapoler les informations depuis les résultats
obtenus en laboratoire.

La plupart des
études ont été menées sur des insectes diurnes, la perturbation de sommeil est
donc effectuée pendant la phase nocturne. Le sommeil des insectes peut être
perturbé de façon mécanique (secousse, rotation, tapotement manuel), par exposition
à des composés chimiques (caféine, hydroxysine, octopamine), par des
changements de température (hautes températures nocturnes), par les interactions
sociales (exposition au peptide sexuel mâle) et par des modifications dans la disponibilité
des ressources (affamement). A la suite des perturbations, on constate
généralement une hausse de l’inactivité durant le jour suivant, ou une hausse
de l’intensité de sommeil durant la nuit suivante ; cette compensation est le « contrecoup
de sommeil ». Les conséquences sur le fitness
des individus sont multiples ; consolidation mémorielle détériorée, comportement et
succès de cour, agressivité réduite, réponses d’évasion compromises, seuils de
réaction augmentés (moins réactifs), mort prématurée, diminution de la
précision des communications sociales (e.g. danse d’orientation des abeilles),
mémoire diminuée et durée de vie plus courte. Ces différents effets peuvent
être additifs, et leurs conséquences varier en fonction de nombreux paramètres
dont le génotype de l’individu, son état immunitaire, son état de nutrition et
son âge.

 

Facteurs pouvant causer une
perturbation du sommeil dans la nature (Figure 1)

Réchauffement
nocturne

Durant
les dernières décennies, les températures nocturnes ont augmenté plus vite que
les températures diurnes. Cette asymétrie n’a pourtant pas été beaucoup
considérée alors que de nombreux insectes dorment la nuit et que leur sommeil,
en même temps que de nombreux traits de vie sont affectés par l’augmentation
des températures. Des nuits plus chaudes peuvent désynchroniser l’insecte de
son rythme circadien en affectant son horloge interne, et entrainer une baisse
de performance pendant la journée.

Bruit
et vibrations

Certains
insectes ont développé des systèmes très complexes de mécanoréception et d’audition,
similaires à ceux retrouvés chez les vertébrés et servant principalement à la
communication et la perception de prédateurs. Morley
et al. (2013) ont
récemment fait la synthèse de la manière dont les invertébrés étaient
susceptibles d’être affectés par le bruit d’origine humaine dans leur
environnement, bien que la perte de sommeil n’ait pas été considérée comme
mécanisme potentiel. Or par exemple, les mouches drosophiles peuvent
resynchroniser leur période de sommeil pour répondre à des séquences
spécifiques de vibration et de silence en laboratoire. De ce fait, beaucoup
d’activités humaines (e.g. activités de construction, équipements agricoles, trafic
routier) pourraient affecter les rythmes de sommeil des insectes.

Lumière
nocturne

La lumière
artificielle durant la nuit est un stress environnemental majeur qui affecte de
nombreux traits comportementaux, incluant le sommeil. Cette perturbation est en
particulier très forte autour des villes. Chez les insectes, une exposition à
de la lumière à un moment inapproprié du cycle circadien affecte le
comportement de vol, la capacité à rencontrer des partenaires sexuels, le
comportement de recherche de nourriture et augmente le risque de prédation.

Exposition
à des substances chimiques

Pour les
insectes, l’exposition à des substances chimiques synthétiques dans leur milieu
naturel est fortement probable, en particulier en milieu agricole ou ces composants
sont omniprésents et persistent au cours du temps. De la même façon que les
produits testés en laboratoire comme la caféine, les substances chimiques
présentes dans les agrosystèmes pourraient agir sur le système endocrinien
impliqué dans la régulation des rythmes circadiens, causant une perturbation du
sommeil. Il est déjà établi que les drosophiles sont plus sensibles à
l’exposition aux pesticides durant certaines phases de leur cycle journalier. En
revanche, l’hypothèse inverse – que la présence de pesticides affecte le
sommeil – n’a pas été démontré à ce jour chez les insectes.

Interactions
écologiques

Les interférences
physiques résultant de la compétition, la prédation ou des relations sociales
peuvent mener à la perturbation du sommeil. Cela est déjà bien connu chez les
vertébrés, mais reste peu exploré chez les insectes en raison de la petite
échelle considérée. La présence des prédateurs devrait avoir une influence sur
le sommeil des insectes via des effets directs (contact physique, tentative de
prédation) ou indirects (signaux de la présence de prédateurs, phéromones
d’alarme des congénères). La question de la perturbation du sommeil par
interactions biotiques devient particulièrement intéressante dans le cas des
insectes sociaux qui ont mis en place une « horloge de la colonie », où
certains individus spécialisés agissent en tant que réveille-matin pour les
autres individus.

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Figure 1 : Principales causes et
conséquences de la privation de sommeil chez les insectes. 

Conséquences
écologiques de la déprivation de sommeil (Figure 1)

Effets sur le fitness individuel

Si le sommeil
possède effectivement un rôle consolidatif et restauratif, les individus
devraient faire face à un compromis entre le temps alloué à dormir et celui
alloué à effectuer les activités journalières pour assurer leur survie et leur
reproduction. Trop de temps passé à dormir pourrait faire manquer des
opportunités d’augmenter son fitness,
tandis qu’un manque de sommeil peut mener à une variété de déficits de
performance qui baissent le fitness. Parmi
les effets identifiés de la perturbation du sommeil par des facteurs naturels
et anthropogéniques en laboratoire, la réduction de la performance
d’accouplement et une baisse de la capacité d’apprentissage sont probablement
ceux qui ont le plus fort impact sur le fitness
des insectes. Toutefois, les études doivent aussi prendre en compte que les
insectes sont capables de s’habituer aux facteurs perturbant le sommeil, ce qui
pourrait minimiser leurs effets.

Effets à l’échelle des populations

Les effets de
la déprivation de sommeil pourraient se traduire à l’échelle populationnelle par
un changement du taux d’attaque (performance de prédation, vulnérabilité des
proies) ou des taux de reproduction. De plus, des études ont montré qu’il
existait des variations intra et inter-populationnelles dans l’expression du
sommeil, suggérant que la sélection naturelle pourrait maintenir cette
variation en fonction de la prévalence de facteurs de perturbation de sommeil.

Effets à l’échelle des communautés

Les conséquences
de la déprivation de sommeil pourraient modifier la structure temporelle des
communautés d’insectes, pouvant ultimement affecter certains processus
écosystémiques. Un insecte manquant de sommeil pourrait voir sa période
d’activité être temporairement désynchronisée avec son ou ses partenaires,
antagonistes ou mutualistes. Par exemple, Sanders
et al. (2015) ont
observé un changement considérable de densité, de fécondité et de comportement
dans une communauté de pucerons hôtes et de leur parasitoïdes exposés à de la
lumière nocturne artificielle, avec un effet particulièrement négatif sur les
parasitoïdes. Il est tentant de spéculer, à la lumière des résultats de
laboratoire montrés ci-dessus, que la perturbation des rythmes de sommeil pourrait
avoir contribué à ces résultats.

 

Conclusions

Les
perturbations de sommeil doivent être considérées comme un important facteur
influençant les rythmes journaliers et le comportement des insectes, en
particulier lorsque l’on considère les conséquences des perturbations
environnementales sur leur écologie. Comme beaucoup d’insectes sont bénéfiques,
ou au contraire néfastes aux activités humaines (e.g. pollinisateurs, ravageurs
agricoles), il pourrait être intéressant de parvenir à contrôler leurs périodes
de sommeil, ou du moins de réussir à diminuer les contrecoups écologiques liés
à la perte de sommeil. Il reste toutefois de grandes questions non résolues à
ce sujet, notamment comment les effets de la perturbation de sommeil changent
au cours de l’ontogenèse, au cours des saisons et au sein de différents
habitats naturels. Des études précédentes sur les vertébrés doivent servir de
points d’appui pour mener ces nouvelles recherches à bien. Au final, la
question de comment et pourquoi les animaux dorment est capitale en écologie
évolutive, avec des applications dans le contexte des changements climatiques
et des services écosystémiques. Les formes basiques de cette question appliquée
aux insectes ont été posées il y a plus d’un siècle, et toujours aucune réponse
claire ne peut être apportée.

Note : Une version non vulgarisée
de ce texte a été préparée en vue d’une publication scientifique en anglais
dans The American Naturalist, en collaboration avec Paul K. Abram.

Références notables

Aulsebrook, A.E.,
Jones, T.M., Rattenborg, N.C., Roth, T.C. et Lesku, J.A., 2016.
Sleep Ecophysiology: Integrating
Neuroscience and Ecology. Trends in Ecology & Evolution 31(8) : 590-9.

Kaiser, W., 1988.
Busy bees need rest, too. Journal of Comparative physiology A 163 : 565–584.

Klein, B.A., Klein, A., Wray, M.K., Mueller,
U.G. et Seeley, T.D., 2010.
Sleep deprivation impairs precision of
waggle dance signaling in honey bees. Proceedings of the National Academy of
Sciences 107 : 22705–22709.

Morley, E.L.,
Jones, G. et Radford, A.N., 2013.
The
importance of invertebrates when considering the impacts of anthropogenic
noise. Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences 281 :
20132683–20132683.

Sanders, D., Kehoe, R., Tiley, K.,
Bennie, J., Cruse, D., Davies, T.W., Frank van Veen, F.J. et Gaston, K.J.,
2015.
Artificial nighttime light changes
aphid-parasitoid population dynamics. Scientific Reports 5 : 15232.

Siegel, J.M., 2008.
Do all animals sleep? Trends in Neurosciences 31 : 208–213.

Vorster, A.P. et Born, J., 2015.
Sleep and memory in mammals, birds and invertebrates. Neuroscience &
Biobehavioral Reviews 50 : 103–119.

 

Après une
maîtrise en écologie évolutive effectuée en France, Kévin Tougeron a entrepris de débuter
une thèse de doctorat en cotutelle internationale entre les universités de
Rennes (France) et de Montréal. Au cours de sa thèse il s’est intéressé à
l’influence des changements climatiques sur la diapause (hibernation) des
insectes. Il développe présentement un projet de recherche concernant les
effets des perturbations d’origine anthropiques sur le sommeil des insectes, et
les conséquences écologiques qui en découlent.

Post date: December 14, 2017

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