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Les poissons et leurs nageoires polyvalentes !

par Olivier Larouche

Pourquoi certains groupes d’organismes
sont-ils morphologiquement extrêmement diversifiés alors que d’autres ne
contiennent que des espèces qui se ressemblent ? Y aurait-il une propriété dans
l’organisation du vivant qui permettrait d’expliquer ces différences ? Une
propriété organisationnelle qui pourrait être une excellente candidate pour
répondre à ces deux questions est la modularité. La modularité implique que les
organismes seraient constitués d’un certain nombre de sous-unités
semi-indépendantes au cours du développement ou de l’évolution appelées
“modules”. L’avantage d’une organisation modulaire est que ces
modules peuvent être individuellement modifiés sans pour autant affecter l’intégrité
du reste de l’organisme. Ce faisant, la modularité favorise donc
l’évolvabilité, soit la capacité à évoluer, des systèmes biologiques.

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Figure 1. Poisson-lune (Mola mola).

Dans le cadre de mon projet doctoral,
je me suis intéressé à la relation entre la disparité morphologique (i.e. la
diversité des formes corporelles) et la modularité en utilisant les poissons
comme organismes modèles. Les poissons constituent le groupe le plus diversifié
au sein des vertébrés, non seulement en termes de nombre d’espèces (~ 32 000
espèces actuelles) mais aussi en termes de morphologies. Une composante
importante de cette disparité morphologique se reflète dans les nombreuses
configurations différentes que les nageoires peuvent adopter.

En effet, les
espèces de poissons diffèrent entre autres quant au nombre de nageoires présentes,
quant à la position de ces nageoires sur le corps, et quant à l’étendue de celles-ci.
Dans certains groupes, une partie des nageoires peuvent être perdues. Le
poisson-lune (Mola mola) en est un
bon exemple : chez cette espèce les nageoires pelviennes et la nageoire caudale
sont absentes chez les adultes (Figure 1). Dans d’autres groupes, on observe
une multiplication du nombre de nageoires présentes. C’est le cas de la morue (Gadus morhua) qui possède une triple
nageoire dorsale et une double nageoire anale (Figure 2).

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Figure 2. Morue atlantique (Gadus morhua).

Au cours de mes
études, je me suis donc intéressé à l’incidence de la modularité sur cette
diversité dans les configurations de nageoires observées. L’hypothèse
sous-jacente était qu’une organisation modulaire des nageoires pourrait avoir
favorisé à la fois l’apparition séquentielle des nageoires médianes (i.e.,
dorsale, anale et caudale) et paires (i.e., pectorales et pelviennes) au cours
de l’histoire évolutive des poissons, et également la diversification morphologique
subséquente dans leurs configurations possibles.


Afin d’interpréter l’apparition
séquentielle des nageoires, il a d’abord été nécessaire de superposer sur une
phylogénie (i.e., un arbre schématique représentant les relations de parenté
entre des groupes d’organismes) la répartition des caractères en termes de
présence/absence des nageoires (Figure 3). Cette analyse m’a permis de suggérer
qu’autant les nageoires médianes que paires seraient apparues d’abord sous la
forme de structures plutôt allongées avant d’être modifiées au cours de
l’évolution en des appendices aux insertions plus exigües sur le corps des
poissons (Figure 4).

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Figure 3. Phylogénie simplifiée
des grands groupes de poissons actuels et fossiles avec l’identification des
nœuds où sont séquentiellement apparues les différentes nageoires médianes et
paires.


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Figure 4. Scénario évolutif
proposé concernant l’apparition séquentielle des nageoires médianes et paires.



D’un point de vue fonctionnel, cette constriction des
appendices locomoteurs était sans doute un avantage évolutif associé à une plus
grande manoeuvrabilité. Plusieurs auteurs suggèrent aussi qu’une organisation
modulaire peut favoriser l’émergence d’éléments sériés, le mécanisme
sous-jacent étant que des modules peuvent être dupliqués et réexprimés menant à
l’apparition de structures répétées. Ces modules dupliqués peuvent
subséquemment diverger (i.e. accumuler des différences morphologiques) ou même
être co-optés (i.e. être réutilisés afin d’accomplir une nouvelle fonction).
Ainsi, une organisation modulaire des nageoires permettrait d’expliquer autant
l’apparition de nageoires additionnelles au cours de l’évolution que la
diversification de leurs morphologies et de leurs fonctions. À titre d’exemple,
le disque suctoriel dorsal des rémoras (Figure 5) et le leurre luminescent des
baudroies abyssales (Figure 6) dérivent tous deux d’éléments de la nageoire
dorsale.

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Figure 5. Rémora fuselé (Echeneis naucrates).

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Figure 6. Beaudroie abyssale (Lophiiformes).

Par la suite, j’ai cherché à savoir si
certaines des nageoires étaient plus fortement associées les unes aux autres au
cours de l’histoire évolutive des poissons et pourraient donc former des
modules. Plus précisément, je me suis intéressé à la covariation (soit la
tendance à présenter de la coordination dans les patrons de variation) dans la
présence/absence des nageoires et dans leur position relative sur le corps des
poissons tout en prenant en considération le signal phylogénétique (puisqu’il
est attendu que des espèces qui sont proches parentes vont tendre à se
ressembler davantage que des espèces avec des relations de parenté plus
distants). Les résultats de ces analyses m’ont permis de suggérer que certains
groupes de nageoires, notamment les nageoires pectorales/pelviennes ainsi que
les nageoires dorsale/anale, sont plus fortement associées au cours de
l’évolution et pourraient ainsi constituer des modules.

Mes analyses m’ont donc permis de
démontrer l’importance de la modularité en tant que moteur pour la
diversification des formes corporelles chez les poissons, soit le groupe de
vertébrés actuels le plus diversifié. De plus, puisque les poissons sont les
représentants les plus basaux des vertébrés, la modularité des appendices
locomoteurs chez ceux-ci pourrait représenter une caractéristique généralisée
de ce clade. Ceci permettrait de mieux comprendre certaines transitions
importantes dans d’autres groupes, par exemple la modification de membres pairs
en ailes chez les oiseaux et les chauves-souris ou en nageoires chez les
mammifères marins.


Olivier Larouche

a terminé son doctorat en biologie à l’Université du
Québec à Rimouski (UQAR) en juin 2017. Son projet qui portait sur les
interrelations ente la modularité, la disparité morphologique et les taux
d’évolution chez les poissons a été complété sous la co-supervision du Dr.
Richard Cloutier (UQAR) et du Dr. Miriam L. Zelditch (University of Michigan). Il
a récemment entrepris un premier stage post-doctoral à Clemson University en
Caroline du Sud dans le laboratoire de biologie macroévolutive du Dr. Samantha A.
Price où il s’intéresse aux interrelations entre l’écologie et l’évolution
morphologique chez les poissons téléostéens.

Post date: February 08, 2018

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